Soulages

 

S'il y a un sale passage après la mort, ce doit être l'entrée du musée de Montpellier. Invité pour une lecture, cueilli à la gare, conduit dans une chambre d'hôtel dont les hautes boiseries sombres semblent sculptées au couteau comme ces horloges suisses d'où jaillit toutes les heures un coucou survolté, j'ai trois heures à brûler avant la rencontre. Découvrant une notice sur le musée et les tableaux de Soulages qu'il abrite, je ressors de l'hôtel et marche sous le bleu. Le musée a un museau sans histoire, harmonieux, posé, genre partita de Bach. Un pas à l'intérieur et je me vois perdu, assailli par les angles noirs et blancs peints au sol. Le hall, immense, est vide et caverneux comme un tombeau pillé. Je ne serais pas étonné qu'on me demande de laisser mon âme au vestiaire. On m'explique le sens de la visite. J'écoute si attentivement que je ne comprends rien. Je vais au hasard. Et voilà. En haut du ciel, dernier étage, les peintures de Soulages.

 

Ce qu'on voit nous change. Ce qu'on voit nous révèle, nous baptise, nous donne notre vrai nom. Je suis un enfant dans une buanderie, devant des draps noirs mis à sécher sur une corde. Les tableaux sont de grandes bêtes vivantes allongées, un peu engourdies d'être là. Une lumière d'or blanc bat leurs flancs. Leur souffle est lourd, lent, imbibé de silence. Je ne sais quoi faire devant elles qui ruminent les herbes noires de l'éternel. Montpellier a disparu, engloutie par la paix fabuleuse de ces toiles bien plus sûrement que par une inondation. Une paix massive arrive comme devant un calvaire d'or. La vision de Soulages est plus puissante que la mort, elle l'arrête comme jadis on arrêtait un vampire avec une croix. Ce noir charpente mon cerveau, y tend ses poutres maîtresses dont le deuil n'est qu'apparent : le noir est l'éclair d'un sabre de cérémonie, une décapitation qui ouvre le bal des lumières. Ces œuvres appellent le grand air, leurs falaises réclament un vent furieux. Je ne suis pas devant l'œuvre d'un contemporain mais devant le plus archaïque des peintres. Ses peintures sont des maisons zen, les trois quarts d'une maison zen dont le spectateur fait le quart restant. Un gardien noir en costume noir arpente la salle, mains dans le dos, martyr d'un temps sans aiguilles. Nous sommes seuls au milieu des bêtes divines préhistoriques dont le cuir goudronné est suant de lumière.

 

Je vais vers l'autre humain, irrésistiblement. Je lui demande ce qu'il pense de ces peintures. « Nous n'avons pas le droit de donner notre avis, monsieur. » Comme j'insiste, le malheureux bredouille : « Nous sommes aussi des humains, nous pensons, nous sentons, même s'il nous est interdit de dire ce que nous pensons des peintures de ce musée. » Je le quitte pour ne pas le tourmenter davantage. Je passe devant une dernière peinture dont les stries noires, huilées, donnent à voir le rideau de fer baissé du magasin de dieu. Le soir une femme me dit que son enfant aime Soulages depuis qu'il a trois ans et qu'elle ne sait pas pourquoi. À peine plus âgé, Soulages peint tout en noir un paysage sous la neige. Je comprends l'enfant qui est devant moi, je comprends celui qu'a été Soulages, et je ne peux rien expliquer. Expliquer n'éclaire jamais. La vraie lumière ne vient que par illuminations, explosions intérieures, non décidables.

 

La nuit, la mort et les gardiens de musée ont la même façon de venir vers nous et nous dire qu'on va bientôt fermer. Je reprends le chemin de l'hôtel. Les platanes de Montpellier soulèvent la coupe de mon crâne jusqu'à la Voie lactée grésillante d'étoiles blanches, magique de brûlures blanches sur un irréfutable fond noir. Je rentre dans mon horloge suisse et m'endors en pensant comme chaque soir que le plus beau est à venir.